samedi 17 mai 2008

L'Aveugle aux Colombes…


… suivi de Elisçuah et de Le Réveil de Nebucadnetzar

Paris, Editions du Monde Nouveau, 1922.

Auteur : Albert Lantoine

In-12 de 201 pp. et 8 pp. de catalogue d'éditeur.

J’éprouve peu de joie à donner la biographie d’un écrivain parce que les renseignements généralement fournis sont d’une utilité discutable pour le faire connaître au public. On devrait placer en épigraphe d’un article comme celui-ci une note, extraite d’un dictionnaire de littérature, dispensant le présentateur, plus soucieux de montrer le portrait psychique, de ces détails oiseux, souvent connus, qui ne prêtent ni à des idées, ni à des phrases. Il est vrai que cette fois il importe de ne point laisser ignorer aux lecteurs du Beffroi et même d’attirer leur attention sur ce fait : que M. Albert Lantoine est né à Arras en 1869, et que c’est sa qualité de nordique (en outre, bien entendu, de son admirable talent), qui permet aux directeurs de cette vaillante revue se lui consacrer le numéro spécial de cette année. C’est là un hommage heureusement rendu, parce qu’il a droit aux louanges de l’élite et au respect de la foule, cet écrivain qui, dédaigneux des réclames mensongères et sans aplatissement devant n’importe quel seigneur de lettres, a écrit ces œuvres : Pierre d’Iris, Elisçuah, Les Mascouillat, La Caserne, Le Livre des Heures, analysées plus loin, discutées peut être, mais qui dénotent un travailleur épris de beauté, et tendant littérairement vers une forme toujours plus harmonieuse, socialement vers une humanité toujours plus fraternelle. Et d’autres poésies, d’autres articles, non réunis en volumes, ont été dispersés au hasard de périodiques nombreux qu’il serait trop long d’énumérer. Et rappelons seulement que selon l’expression de Camille de Sainte-Croix, Albert Lantoine fut «le Benjamin du Chat Noir», car, en 1887, c’est à ce journal si curieux et déjà presque légendaire aujourd’hui, où avaient débuté tant de poètes maintenant célèbres, qu’il donna ses premiers poèmes.
Il y a trois ans, il prit la succession de J. G. Prod’homme, à la rédaction en chef de la Revue Franco-Allemande qui, publiée en Allemagne et en France, fit tant pour amener cet apaisement des esprits, si constatable dans les deux pays.
Pour définir l’homme extérieur j’emprunterai ces quelques lignes à la conférence faite à Paris, en novembre 1899, sur le poète qui nous occupe, par M. Achille Essebac, l’auteur de romans fort beaux, quoique d’une thèse un peu osée, et dont le dernier paru, l’Elu suscite des discussions en ce moment;
«Cloîtré dans le souci de son art, étonnant par l’exclusivisme de sa foi, Albert Lantoine est un chartreux de lettres. Il paraît même, au premier abord, en avoir toute la gravité et tout le recueillement, à moins qu’il n’ait hérité de quelque ancêtre espagnol ce masque froid et calme, aminci par la fuite fuselée d’une barbiche presque militaire, éclairé par des yeux qui pénètrent, de droiture intransigeante, tout le personnage que l’on dirait immortalisé dans ses aïeux par le pinceau d’un Velasquez, et que l’on voit en rêve errant, dans l’atmosphère glacée d’un Escurial au temps de Philippe II.»
«Au moral, Albert Lantoine a l’abominable maladie de la sincérité. Ayant ce défaut d’avoir des opinions très arrêtées sur beaucoup de choses, il l’aggrave en ne craignant pas de les exprimer audacieusement partout où il entend émettre des idées qui ne sont pas les siennes. S’il s’est fait ainsi des ennemis, ce que je veux ignorer, leur châtiment sera d’être obligés de l’estimer quand même. Et dans ses chroniques littéraires, ne s’occupant que de l’œuvre et jamais de l’auteur, il lui est arrivé d’être fort sévère pour un écrivain qu’il louait quelques mois après avec véhémence pour une œuvre nouvelle; chose fort naturelle assurément, mais extrêmement rare néanmoins, à notre époque où l’amitié inspire presque toute la critique.»
Aussi les conférences de Lantoine sont-elles toujours savoureuses, paraît-il (car les circonstances ne m’ont jamais permis d’aller l’écouter), mais j’aime l’entendre à ses mercredis soirs, dans un petit salon de la rue Custine, encombré de tableaux, de cuivres et de vieux bois, où, deux fois par mois, se réunissent ses amis. On ne retrouve plus l’homme froid du Nord, mais un hôte plutôt exubérant, entraînant ses invités sur les sujets qu’ils connaissent le mieux, vivifiant la conversation de ses aperçus originaux, de ses remarques mordantes, dont la grâce souriante de Madame Côte-Darly tempère un peu l’âpreté. Car, et ici je rends la parole à l’écrivain que j’ai déjà cité : «la femme gracieuse qui est le charme de ce cénacle aimable dont Lantoine est l’esprit, atténue l’assurance affirmative des pensées trop audacieuses et provoque la discussion lumineuse et d’une rare élévation de ton. Madame Lantoine garde de Rome, où se passa son enfance, la grâce capricieuse d’un pays où la beauté se meut de toutes parts et débordé jusque dans les impalpables molécules de l’air soulevées sur les rais d’or du soleil. Il faut la pénétrante attention de l’épouse pour surprendre au fil compliqué de la conversation le mot, qui, habilement frappé au passage, va faire éclater un feu d’artifice d’observations piquantes, de subtile ironie ou de lumineuse controverse».
En résumé, Albert Lantoine est un grand, pur et noble poète. Mais cet assembleur de rimes impeccables, ce parfait magicien du verbe est un caractère. Ce savant ciseleur de mots, ce fervent de la Beauté sacrée, est un libertaire. Cet évocateur magnifique et puissant d’Ierouschalaïm et d’Assour est un combattant pour la justice. En lui s’allient le culte, farouchement servi, de notre vieille langue, et l’espoir d’une jeune Humanité qui sera meilleure. Et c’est enfin l’homme le plus séduisant que je connaisse pour ceux qu’il aime et, dit-on, - car je n’ai pas vérifié cette assertion -, l’homme le plus désagréable du monde… pour les autres, s’il en existe…
(Sébastien-Charles Lecomte in Le Beffroi, Art et littérature modernes, fascicule 29, novembre 1902. n° spécial Albert Lantoine)