mardi 13 mai 2008

L'Homme de Désir


A Lyon, chez J. Sulpice Grabit, Libraire, 1790.

Auteur : [Louis-Claude de Saint-Martin]

In-8 de 412 pp.
Basanne brune, dos lisse, orné à faux nerfs, tranches lisses (reliure de l'époque).
Edition fort rare de Louis-Claude de Saint-Martin, le "Philosophe Inconnu".
L'auteur y passe en revue, de façon ésotérique, tout ce qui concerne l'univers et l'homme : nombres, harmonies occultes, philosophies secrètes, etc.

Claude de Saint-Martin est né le 18 janvier 1743, à Amboise, d'une famille noble. Orphelin de mère, il est élevé, avec une tendresse inacoutumée, par sa belle-mère.
Après des études de droit, il entra dans la magistrature pour complaire à son père, et fut, six mois, avocat du roi au siège présidial de Tours. Dégoûté, il entre à l'armée, au régiment de Foix, dont quelques officiers l'introduisirent dans la société occulte présidée par Martinez de Pasqualis.
De santé débile, il quitte le régiment en 1771, et vit désormais dans le monde et la société aristocratique. Il voyage en France et à l'étranger, en Angleterre, en Italie; réside à plusieurs reprises à Lyon, où il y avait, comme à Bordeaux, un foyer de mysticité.
En 1791, il est porté sur la liste de noms dressée par l'Assemblée nationale, où l'on devait choisir un gouverneur au Prince Royal.
Le début de la Révolution le trouve à Strasbourg, où R. Salzmann et Mme de Boecklin, sa meilleure amie, l'initient aux œuvres de Jacob Böhme. Il apprend l'allemand pour le lire.
Une maladie de son père le rappelle temporairement à Amboise en 1791. Il passe à Paris une partie de l'année 1792. Il s'y trouve au 10 août. Au printemps 1794, le décret sur les nobles le força à quitter Paris pour sa commune d'Amboise. Il est chargé d'y dresser le catalogue des livres des maisons ecclésiastiques supprimées par la loi. Il faillit être arrêté sous la Terreur, et se retira quelque temps à sa maison de campagne de Chaudon.
Il en est tiré à la fin de 1794, lorsqu'il fut nommé par son district pour aller assister comme élève aux Écoles Normales que le Gouvernement Conventionnel venait d'instituer. Il s'y oppose victorieusement à Garat, représentant officiel de la philosophie du jour et disciple de Condillac.
Il entretient, pendant quelques années, une correspondance toute mystique avec un admirateur suisse, Kirchberger de Liebisdorf, membre du Conseil souverain de Berne.
En 1798, il apprend que son livre Des Erreurs et de la Vérité a été condamné par l'Inquisition d'Espagne, «comme étant attentatoire à la Divinité et au repos des gouvernements».
En janvier 1803, il a une entrevue avec Chateaubriand.
Les dernières années de Saint-Martin se passèrent tantôt à Paris, tantôt à la campagne, à méditer, à écrire, à traduire Böhme, à revoir ses amis de l'émigration qui rentraient peu à peu.
Il mourut subitement à Aulnay, chez son ami le sénateur Lenoir-Laroche, le 14 octobre 1803.
(André Tanner, in Gnostiques de la Révolution)

Ce sont des élans à la manière du psalmiste, dans lesquels l'âme humaine se reporte vers son premier état, que la voie de l'Esprit peut lui faire recouvrer par la Bonté divine. L'auteur composa L'Homme de Désir à l'instigation du philosophe religieux Thieman, durant ses voyages à Strasbourg et à Londres. Lavater, ministre à Zurich, dans son journal allemand de décembre 1790, a fait un éloge distingué de cet ouvrage, comme étant l'un des livres qu'il avait le plus goûté, quoiqu'il avoue ingénument, quant au fond de la doctrine, l'avoir peu compris. Mais Kirchberger, familiarisé davantage avec les principes de ce livre, le regarde, au contraire, comme le plus riche en pensées lumineuses; et l'auteur même convient qu'en effet il s'y trouve des germes épars ça et là, dont il ignorait les propriétés en les semant, et qui se développaient chaque jour pour lui, depuis qu'il avait connu Jacob Böhme.
(J.-B.-M. Gence.)

Le "Philosophe Inconnu" est un théosophe méconnu. Sa pensée n'est pas philosophique, sauf peut-être à prendre le terme en une vieille, voire primitive, acception; elle est théosophique (et donc gnostique).
La théosophie, qui n'est pas la philosophie, n’est pas davantage la théologie et elle constitue une forme particulière de la mystique qu'on nomme «spéculative» - mais elle réconcilie la philosophie et la théologie. Voyez ce qu'on peut tirer de là quant à la signification de la théosophie au siècle des Lumières.
La théosophie est un illuminisme, car la lumière, même parfois physique, est le symbole privilégié de la Sagesse, et la quête sophianique est celle de l'illumination. Et c'est une quête en profondeur; de l'intérieur, par l'intérieur (l'interne, dit Saint-Martin), donc un ésotérisme.
La théosophie prescrit une activité ad extra, que Kirchberger, ami de Saint-Martin, qualifiait de «scientifique», et une activité ad infra que le même qualifiait d'«ascétique». Ces deux activités, dont Saint-Martin souligne la conjugaison, procèdent d'une même vision unitaire de Dieu, de l’homme et de l'univers, de leurs rapports donnés en un tableau naturel dont précisément la Sagesse est à la fois l’œil et l'objet.
Nous sommes tous veufs, notre tâche est de nous remarier. Nous sommes tous veufs de la Sagesse. C'est après l'avoir épousée, et d'abord cherchée puis courtisée, que nous pourrons engendrer le nouvel homme en nous, devenir nouvel homme.
Or, tout est lié au nouvel homme : la médecine vraie, la royauté vraie, la poésie vraie, le sacerdoce vrai ne peuvent être exercés que par l'homme régénéré, autrement dit le nouvel homme. La théosophie saint-martinienne est une mystagogie de la génération spirituelle.
Cette doctrine s'édifie comme un martinésisme en traduction et, quant à la théurgie, en transposition, que Böhme, à partir de 1788, confortera et explicitera sur plusieurs points, telle la sophiologie.
Saint-Martin, dans son vocabulaire qui module les notions martinésiennes, s'est efforcé de rappeler les vérités premières que voici : la dignité de l'homme malgré son avilissement dans cette région de ténèbres ; la distinction, par conséquent, de l'homme et de la nature, du physique et du moral ; comment la science de l'homme, la seule nécessaire, la seule vraie science, est inscrite dans l'univers entier, dans les sciences de tous genres, les langues, les mythologies et les traditions de tous les peuples. Même les livres sacrés sont comme des accessoires postérieurs aux vérités qui reposent sur la nature des choses et sur l'essence constitutive de l'homme.
Et surtout, l'homme est la clef. Expliquons les choses par l'homme et non pas l'homme par les choses. L’âme humaine est le suprême témoin.
Admirer et adorer constituent le privilège de l'homme et la base sur laquelle doit reposer son mariage au temporel et au spirituel.
Il faut s'occuper de l'Homme-Esprit et de la pensée avant de s'occuper des faits, afin que germe ou sorte notre propre révélation, car toute chose doit faire sa propre révélation.
Avec des mots inspirés par Böhme, Saint-Martin exprime ainsi, dans son style, le but de la théurgie cohen, qu'il veut atteindre, mais autrement que Martines :
Nous sommes libres de rendre par nos efforts à notre être spirituel notre première image divine, comme de lui laisser prendre des images inférieures désordonnées et irrégulières, et que ce sont ces diverses images qui feront notre manière d'être, c'est à dire notre propre gloire ou notre honte dans l'état à venir.

Si la théurgie n'est pas nécessaire, c'est que Saint-Martin, judéo-chrétien comme Martines, est plus chrétien, alors que le second est plus juif. La déité du Christ le qualifie comme médiateur suffisant et nécessaire. Saint-Martin ne rejette pas la théurgie, il l'intériorise.
Car, si le Christ est Dieu et le nouvel homme un autre Christ, le théurge chrétien n'a besoin, pour revenir et contribuer au retour de tout être émané dans le Principe, que de se régénérer. Il doit, à cette fin, posséder la Sagesse. Et commencer par la chercher. Cette recherche, cette possession ont pour nom «théosophie» et leur instrument a pour nom «volonté».
(Robert Amadou, in Documents Martinistes n° 2)