vendredi 9 mai 2008

Une Conspiration sous la Troisième République. La Vérité sur l' "Affaire des Fiches"


Paris, La Renaissance Française, 1910.

Auteur : Jean Bidegain

In-12 de 243 pp.

Le général Louis André est nommé en 1900 ministre de la guerre, pour remplacer le général Gaston de Galliffet démissionnaire, dans le gouvernement de défense républicaine de Waldeck-Rousseau, puis reconduit dans celui d'Émile Combes, après le triomphe du bloc des gauches aux élections de 1902.
Désireux de républicaniser l'armée en la laïcisant, cet anticatholique farouche, méprisé par ses collègues et ses subordonnés, interdit en 1903 aux soldats de fréquenter les cercles militaires catholiques, en application des nouvelles lois laïques sur la « neutralité » supposée, exigée des institutions républicaines et de leurs membres.
L'année suivante, le général fait appel aux cellules locales (appelées loges ou ateliers) du Grand Orient de France, organisation maçonnique qui est à l'époque pleinement engagée dans la lutte pour la séparation de l'Église et de l'État, pour établir au total 25 000 fiches sur les opinions politiques et religieuses des officiers se rendant à la messe.
Dans la pratique, la direction du C.O. (le Conseil de l'Ordre) fait passer une circulaire aux vénérables maîtres (présidents) de chaque loge de cette obédience pour leur demander de rassembler à leur niveau le plus d'informations possibles sur les officiers des garnisons de leurs villes ou départements. Si de nombreux vénérables (généralement ceux des loges bourgeoises modérées qui désapprouvent les excès du combisme) ne donnent pas suite, ne voulant se compromettre dans une opération de "basse politique", d'autres, surtout ceux des ateliers les plus extrémistes (radicaux ou socialistes), se lancent avec enthousiasme dans l'opération par haine du clergé, de la religion ou même de l'armée.
Sur les fiches ainsi constituées, on pouvait voir des mentions comme « VLM » pour « Va à la messe » ou « VLM AL » pour « Va à la messe avec un livre ». Les fiches ne se contentent pas de rapporter uniquement des faits comme en témoignent les appellations de "clérical cléricalisant", "cléricafard", "cléricanaille", "calotin pur-sang", "jésuitard", "grand avaleur de bon Dieu", "vieille peau fermée à nos idées", "rallié à la République, n'en porte pas moins un nom à particule". Les fiches rapportent aussi la vie privée ou familiale des officiers : "Suit les processions en civil", "a assisté à la messe de première communion de sa fille", "Membre de la Société Saint-Vincent-de-Paul", "À ses enfants dans une jésuitière", "Reçoit La Croix chez lui", "A qualifié les maçons et les républicains de canailles, de voleurs et de traîtres", "richissime", "a une femme très fortunée", "Vit maritalement avec une femme arabe", "A reçu la bénédiction du pape à son mariage par télégramme".
Les fiches sont d'abord centralisées au secrétariat de la rue Cadet (hôtel Murat), siège du GO, par Narcisse-Amédée Vadecard, secrétaire du Grand Orient de France, et son adjoint Jean-Baptiste Bidegain puis transmises au capitaine Henri Mollin, gendre d'Anatole France et membre du cabinet du général André. Le nombre total de fiches était d'environ 19 000. Les officiers sont alors classés pour la constitution des tableaux d'avancement sur deux listes d'après les renseignements fournis, poétiquement nommées par André Corinthe (les officiers à promouvoir) et Carthage (ceux à écarter des promotions).
Pris de scrupules, Jean-Baptiste Bidegain prend soudain conscience de la bombe politique qu'il possède entre les mains en cette période d'effervescence extrême due à la rupture des relations diplomatiques entre la France et le Saint-Siège suite aux malheureuses affaires des évêques Geay et Le Nordez. Par l'intermédiaire d'un prêtre, l'abbé Gabriel de Bessonies, il prend contact avec un ancien officier d'Etat-Major, élu député nationaliste de Neuilly en 1902, Jean Guyot de Villeneuve et lui vend un lot de fiches ainsi que l'intégralité des lettres de demande de renseignements adressées rue Cadet par le capitaine Mollin. Jean Guyot de Villeneuve interpelle le gouvernement à la Chambre le 28 octobre 1904. Le scandale est énorme et le gouvernement ne se sauve que de justesse en affirmant avoir tout ignoré de ce système. Le 4 novembre, Jean de Villeneuve revient à la charge, apportant la preuve matérielle de la responsabilité de Louis André: un document paraphé par lui faisant référence explicite aux fameuses fiches. Convaincu de mensonge, le gouvernement fut sauvé in extremis par un incident de séance : le député nationaliste Gabriel Syveton crut bon de gifler sur le banc même des ministres le général André, geste de violence inepte qui ressouda pour quelques heures la majorité. Le ministre de la guerre fut néanmoins contraint de démissionner quelques jours plus tard, ce qui ne suffit pas à sauver le cabinet Combes qui, après avoir vivoté encore quelques semaines avec des majorités misérables, dut se résoudre à se retirer. Gabriel Syveton fut retrouvé mort, mystérieusement asphyxié dans sa cheminée avec un journal sur la tête, la veille du procès où il devait répondre de sa fameuse gifle. Les nationalistes crièrent à l'assassinat mais l'enquête officielle conclut au suicide.
Les fonctionnaires n'ayant pas à l'époque de statut protecteur et étant considérés comme des agents du gouvernement d'une part, les militaires ayant un rôle et un statut très particulier sous la Troisième République d'autre part (ils ne votent pas et n'ont pas le droit d'exprimer publiquement des opinions politiques – du moins pas au sens de factions – durant leur service actif), le général André avait paradoxalement le droit – du moins dans l'idée des prérogatives politiques de l'époque – du gouvernement sur ses agents, bien qu'il soit ici tout de même aux limites de la légalité de faire surveiller ses officiers, y compris dans leur vie privée, au nom de l'intérêt supérieur de l'État. Aucune poursuite judiciaire ne sera intentée contre lui, mais c'est au niveau politique que se situe ici la crise. Seul Syveton est poursuivi sur le plan judiciaire, pour voie de fait sur la personne du ministre de la Guerre en plein parlement, mais son décès prématuré prive la France d'un de ces épisodes amusants dont elle raffole à l'époque. Par contre, l'affaire provoque la chute de Combes et sa fin politique, avec en prime l'ironie de certains radicaux comme Clemenceau, et la colère des républicains modérés du bloc des gauches, comme les futurs présidents Raymond Poincaré, Paul Deschanel ou Paul Doumer, qui démissionnera même quelque temps du Grand Orient. Cependant, elle n'empêchera pourtant pas la poursuite de la politique de républicanisation du personnel de l'État, et donc de l'armée, et l'offensive anticléricale, et plus généralement antireligieuse, de la majorité, qui sera reconduite et renforcée encore lors des élections de 1906 après la séparation des Églises et de l'État et l'affaire des inventaires.
Plus gravement, l'affaire des fiches entamera profondément le moral et la cohésion du corps militaire à une époque où, à l'inverse des français, le gouvernement allemand se persuade de plus en plus, comme l'empereur Guillaume II dès son avènement, qu'une guerre est à terme une nécessité inéluctable pour le développement et la prospérité politique et économique de son pays. Les officiers considérés comme « réactionnaires et cléricaux », généralement issus de familles traditionalistes, ont été souvent écartés des postes importants de l'armée, quelquefois au profit de carriéristes médiocres issus des loges ou de la clientèle des partis de gauche, et la France a dû se passer d'eux pendant la Première Guerre mondiale, en tant qu'officiers d'active à tout le moins.
Certains ont justifié les premiers succès de l'offensive allemande en 1914 par l'incompétence de ces officiers dont près de la moitié d‘entre eux a été limogée par Joffre pour incompétence.
En outre, suite à l'affaire Dreyfus, le service de renseignement de l'armée (Deuxième Bureau), considéré comme subversif, a déjà été épuré et complètement désorganisé durant un certain temps, ce qui donnera aux services allemands une longueur d'avance dans ce domaine en plein développement de l'art de la guerre.
Pour l'anecdote, le colonel Pétain, directeur de l'école de Saint-Cyr, connu à l'époque pour son athéisme et ses sympathies républicaines et dreyfusardes, sera abordé pour collaborer au fichage de ses subordonnés et étudiants, et peut-être aussi pour intégrer la loge "Alsace-Lorraine", la loge de prestige, d'ailleurs très modérée, du GO à laquelle appartiennent ou ont appartenu des notables républicains modérés de tendance plutôt nationaliste comme Jules Ferry ou le général Joffre. Son refus brutal et assez méprisant sera sanctionné par une fiche transmise par le G.O. au ministère de la guerre et la stagnation de sa carrière qu'il reprochera durablement à la maçonnerie, qu'il considérera désormais comme une association néfaste de lobbyistes fanatiques ou douteux.
Le général André ne fut jamais, semble-t-il, franc-maçon lui-même. Il aurait choisi cette organisation pour des raisons essentiellement pratiques pour cette sorte de « flicage » : le nombre important de ses membres pour l'époque et surtout leur dispersion géographique sur tout le territoire métropolitain et colonial, l'anonymat ou le secret de l'appartenance de la plupart des simples adhérents, leur culte apparent du secret et bien sûr leur bonne disposition politique et religieuse de principe.
Rétrospectivement pourtant, la naïveté du général André semble surprenante. Doutant de la loyauté républicaine de ses propres services internes, « trop réactionnaires » et discrédités par l'affaire Dreyfus, il confie cette opération de police secrète à une association de citoyens de plusieurs dizaines de milliers de membres, composée non de professionnels mais de « détectives amateurs ». Il ne semble pas envisager que l'affaire puisse être divulguée au public. Un tel amateurisme se rattache sans doute psychologiquement plus à un reste de la mentalité du romantisme des « sociétés secrètes » du XIXe siècle qu'à un travail sérieux de police politique moderne.
Cependant, à l'occasion de cette affaire, les capacités de la franc maçonnerie à collecter et à organiser ces données a surpris une partie de la société.
Cette affaire nourrira durablement le courant antimaçonnique français.