mercredi 26 novembre 2008

Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps

Paris, Librairie Gallimard, 1945.

Auteur : René Guénon

In-8 de 274 pp.

Dans son ouvrage La Crise du Monde Moderne, René Guénon insiste sur la différence radicale existant entre l'esprit traditionnel et la mentalité moderne. Ce livre était conçu pour être abordable, même une personne dénuée de connaissances traditionnelles pouvant y avoir accès. Le Règne de la Quantité présente des développements sur le même thème, mais d'une manière nettement plus approfondie et plus "technique".
Nous pourrions distinguer deux parties dans ce livre. La première regrouperait les six premiers chapitres. Cette partie expose densément la distinction entre "essence" et "substance", d'où est tirée celle entre qualité et quantité. "Essence" et "substance" sont des termes scolastiques, trouvant leurs analogues dans le yang et le yin de la Tradition extrême-orientale (voir La Grande Triade). A la notion de quantité se trouve associée celle de "matière" (à laquelle fait songer le mot "substance"). La mentalité moderne s'affirme nettement "matérialiste", en ce sens qu'elle se tourne exclusivement vers les objets des sens et tend à tout rapporter à eux. Toutefois, la "matière" envisagée traditionnellement reçoit une acception fort différente de celle présentée par la science moderne. René Guénon expose de manière précise et synthétique cette notion de "matière", racine obscure de l'existence, substance modelée par l'essence pour produire l'indéfinité des formes.
La notion de quantité suggère celle de nombre. Cependant, si les nombres ont une valeur quantitative, ils ont également une valeur qualitative (voir, par exemple, La Grande Triade). La modernité a totalement perdu de vue le second sens des nombres pour n'en retenir que le premier. Cette dégradation ne constitue qu'une illustration parmi une myriade d'autres de la rapide descente du monde vers l'aspect inférieur de l'existence ("la racine obscure"). Elle s'achèvera bientôt par une dissolution complète. Cette réduction au quantitatif ne traduit au fond que le nivellement par le bas, l'uniformisation, que chacun peut constater de nos jours. Le règne de l'argent, qu'il suffit de dénombrer pour "chiffrer" quelqu'un, constitue un exemple frappant de cette tendance. Observons de même la multiplication des numéros pour désigner les êtres, les choses, les lois... Le monde moderne trouve son expression la plus correcte dans le règne de la quantité, qui trouve son aboutissement dans celui de l'individu, comme l'expose de manière très claire René Guénon (chapitre VI, Le principe d'individuation).
Le nombre et la quantité évoquent à leur tour l'idée de mesure, application du nombre à un objet. Dans l'existence corporelle, l'espace et le temps font l'objet de mesures de plus en plus précises par la science moderne. Toutefois, ces mesures demeurant d'ordre quantitatif, cette variété spéciale de savoir en est venue à méconnaître complètement les aspects qualitatifs de l'espace et du temps. Ce dernier est en effet cyclique, et non exclusivement linéaire comme l'affirment tant de nos contemporains. Les propriétés du cycle permettent de déterminer les caractères des diverses époques, d'orienter son existence, de comprendre le cosmos… Nous retrouvons ce caractère cyclique du temps avec une évidence si frappante (les saisons, la vie de tout être, les cycles biologiques), que l'on se demande comment l'humanité est parvenue à s'abaisser au point de ne même plus le discerner. De même, chaque direction de l'espace a ses qualités propres, susceptibles d'applications diverses (voir l'art du Feng Shui, par ex.). Le symbole le plus élémentaire de ceci se retrouve dans la croix à trois dimensions. N'oublions pas que l'astrologie, prenant place dans la Tradition, considère tant la qualité du temps (les cycles) que celles de l'espace (les douze signes du Zodiaque sont autant de directions de l'espace exprimant une qualité différente).
L'ensemble des six premiers chapitres posent les bases de la seconde partie du livre, consistant en une série d'études sur divers aspects du monde moderne : l'anonymat, l'uniformité, les statistiques, l'industrie, le mécanisme, la vie ordinaire, la monnaie, la psychanalyse, entre autres. Il ressort de l'ensemble que le monde moderne repose sur un véritable renversement des valeurs, une caricature de l'esprit traditionnel. Ceci est conforme aux données traditionnelles sur le cycle, connaissant phase ascendante et phase descendante. Son début et sa fin se correspondent par une analogie en sens inverse… L'état du monde moderne laisse ainsi bien songer qu'il est proche de sa fin. Le fait que les théories scientifiques récentes "rejoignent" des vérités traditionnelles (voir par exemple les "avancées" de la physique quantique) paraît significatif. René Guénon rappelle à cet égard que la Tradition n'a nul besoin de la validation par la science moderne, son domaine échappant par nature à tout l'appareillage mental présidant à cette dernière. Si la science "retrouve" des éléments correspondant aux données traditionnelles, elle ne les retrouve que par le bas, par la quantité. L'aspect supérieur, qualitatif justement, lui demeure étranger. Elle ne confirme de la sorte que son rôle éminent dans le crépuscule de notre humanité.
(d’après www.astro-tradition.com)